(le début du récit ici)
13h30. Une conférence de presse va débuter dans quelques minutes. Les chaises sont bien alignées, le vidéo projecteur fonctionne ce qui est normal puisque j’ai zappé ma pause-déjeuner pour avoir le temps le mettre en marche et de tout vérifier, les photocopies du dossier de presse sont faites : tout est donc paré... jusqu'à l'appel de l’assistante du directeur de cabinet (tiens, voudrait-elle me transmettre l’édito que son chef aurait par miracle pris le temps de rédiger au lieu d’aller déjeuner au resto avec l’une de ses jeunes et jolies collaboratrices ?). Non, en fait, elle vient juste me signaler un petit rien, une pétouille, quelques mots à changer dans le texte destiné à la presse. Le maire - ainsi que les 12 chargés de missions qui oeuvrent (?) au sein de son cabinet - avait validé ce texte il y a 2 jours, mais il a dû avoir une révélation la nuit dernière car il lui semble désormais absolument nécessaire de remplacer la phrase « La Ville de Grofouilly-les-Chataignes choisit de s’engager dans cette démarche… » par « La Ville de Grofouilly-les-Chataignes souhaite enclencher ce processus… » Waouh, voilà une précision essentielle, fondamentale, c’est vrai hein, pfiou, ça change tout, heureusement que nos dirigeants politiques sont là pour réfléchir au fondement des choses et nous faire profiter pleinement de leur génie visionnaire…
Bon, bref, après tout, il ne s'agit que de quelques photocopies à refaire (et ça tombe bien, j’adore ça, moi, faire des photocopies.)
18h30. Je m’apprête à donner – enfin – le bon-à-tirer à l’imprimeur du magazine municipal, quand le directeur de cabinet fait irruption dans mon bureau. Imper et écharpe sur les épaules : j’en déduis qu’il est sur le point de partir. Je m’attends à un « Salut, bonne soirée, il faudra que je te parle d’une idée que j’ai eue mais bon, pas maintenant, là je file, on se voit demain, OK, bye » (après quoi j’aurais passé une bonne partie de la soirée à me demander quelle idée à la con avait bien pu germer dans son esprit tordu pour me compliquer davantage la tâche) mais non, pas ce soir.
Ce soir, il prend place sur une chaise en face de moi : « Tu sais, j’ai jeté un œil à la maquette du magazine (waouh, sans blague, c’est trop d’honneur, je lui ai transmise il y a une semaine en lui demandant un retour de corrections sous 48 h ; à 3 jours près il est dans les délais) et je trouve que, globalement, on ne voit pas assez le maire. Tu comprends, il est important que notre publication conserve une vraie dimension politique. Donc, je pense qu’il faudrait au moins 5 photos du maire par numéro, or là il n’y en a que 3. »
Je manque de tomber de ma chaise. Des années que, mois après mois, numéro après numéro, je recherche le sujet porteur, valorisant pour l’action et les projets de la commune, le mot juste, le ton percutant, le titre à-propos, la citation qui fait mouche, la photo qui accroche l’œil ; je traque la coquille, la faute, l’imprécision, le contresens… dans le but que, justement, la « dimension politique » de notre canard se trouve portée, voire sublimée, par un fond et une forme attractifs.
Mais là, j’avoue, damned, je n’avais pas pensé à TENIR UNE COMPTABILITE du nombre de fois où on voit la TRONCHE DU MAIRE dans les pages du canard. U got me, baby !
Le lendemain, les événements de la veille me poussent à solliciter une rencontre avec le directeur de cabinet pour étudier avec lui les possibilités d’optimiser et de rationaliser nos procédures de validation.
Car oui, en tant que cadre dynamique, force de proposition, toujours en quête d’optimisation et de rationalisation, je peux apprendre de mes expériences et il se trouve aussi que mon œsophage réclame des taux de sucs gastriques légèrement inférieurs, sinon d'ici peu ma salive aura des propriétés proches de celles de l'acide chlorhydrique.
Le jour et l’heure de l'entretien arrivent ; mon interlocuteur m’écoute attentivement enfin autant que cela lui est possible entre 6 appels téléphoniques et 15 consultations fébriles de son Blackberry.
Il me propose alors une solution ingénieuse (mais bon sang, comment diable n’y ai-je pas pensé plus tôt ?) : il faut AN-TI-CI-PER !
Je lui rappelle, sans me départir de mon calme de bonze tibétain, que peu importe le délai laissé pour la validation, quelques heures ou plusieurs semaines, le retour se fait toujours dans l'extrême urgence, et que, certes, je connais la charge de son agenda (le pauvre, il est ultra-charrette) et je sais bien que dans la vie, halala, on ne fait pas toujours ce qu'on veut ...
A ce moment-là, il incline légèrement la tête sur le côté et m’expose sur un ton qu’on pourrait penser amical : « Tu sais, moi je crois que tu gagnerais à te détendre un peu, tu prends les choses trop à cœur. Tiens, tu connais les châteaux de la Loire ? J’y suis allé avec ma femme le week-end dernier, c’est super beau, et puis ça te ferait du bien de changer d’air. »
Alors là, ma blonditude est à son apogée car, pour être honnête, je ne suis pas sûre d’avoir compris le message. Le gars serait-il en train de me dire métaphoriquement que je ferais mieux de chercher un boulot ailleurs ? Ce qui ne me surprendrait pas totalement ; en effet, je ne suis pas sans savoir que l’inexistence de liens familiaux ou amicaux ou sexuels entre moi et le maire (ou l’un de ses adjoints) est un sérieux frein à mon évolution professionnelle. D’autant qu’il y a toujours quelques personnes situées en position non éligible sur la liste victorieuse aux dernières municipales, qui lorgnent sur mon poste, voire auxquelles l’emploi fut carrément promis avant les élections sauf que voilà, moi faut bien que je paie les traites de ma maison alors pour le moment j’y suis, j’y reste.
Ou bien, et c’est tout aussi plausible, le type est premier degré et il me raconte sans arrière-pensée, juste parce que ça lui traverse l’esprit là, maintenant, qu’il vient de passer 2 jours à se la couler douce sous les ors de Chenonceau avec sa pouf… pendant que j’étais chez moi en train d’écrire/relire/corriger/m’arracher les cheveux sur les articles du prochain magazine.
Troisième et dernière hypothèse : il tente une approche plus personnelle et affective, il me drague. No way.
Je tente de masquer ma confusion, quand son regard d’homme puissant et blasé met clairement fin à l'entretien.
Fin du round, retour à la case départ (c’est-à-dire mon bureau, entièrement tapissé de rétroplannings).
Je prends alors conscience d’un truc évident : mon boulot presque parfait de dircom, c’est du travail à la chaîne, dont la difficulté ne réside pas tant dans la tâche à accomplir que dans le fait de se trouver au bout de cette chaîne. Je ne suis pas le maillon faible, je suis juste… le dernier.
Merci à Happy Me pour sa très drôle contribution. Elle va susciter des vocations, c'est certain !!
Si toi aussi tu as un boulot presque parfait que tu voudrais nous faire partager, n'hésite pas à nous envoyer ton texte à unboulotpresqueparfait@gmail.com
3 commentaires:
Euh ben, je n'envie pas du tout ce job là, vraiment pas !
Je n'ai pas le caractère pour garder mon sang froid dans de telles situations !
Moui le job est éprouvant (mais passionnant, aussi). Je l'ai exercé pendant une douzaine d'année et finalement, j'ai changé.
Depuis quelques mois, je fais autre chose et ça fait du bien. C'est sûrement aussi ce changement qui, aujourd'hui, me permet d'en rire!
Merci en tous cas aux working girls pour cette publication et pour les commentaires sympa reçus sur la 1ere partie (et par avance pour ceux qui vont arriver sur la 2e...)
génial !!! on se sent moins seule
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